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Franck Ramus revient aujourd'hui sur l'impossibilité revendiquée par certains psychanalystes d'évaluer l'efficacité (qu'ils revendiquent tout autant) de leur discipline. L'histoire et l'épistémologie nous enseignent que l'observation, aussi fine soit-elle, de ses patients par un clinicien ne saurait suffire à fournir une évaluation objective. "La psychanalyse n'est pas évaluable". Ah bon?
Notons pour commencer que le discours selon lequel la psychanalyse n'est pas évaluable est en conflit direct avec le discours (parfois issu des mêmes personnes) selon lequel la psychanalyse marche. Si l'on peut affirmer que la psychanalyse marche, c'est bien qu'elle a été évaluée, et que le résultat de l'évaluation est positif. Elle est donc évaluable. Simplement, c'est le mode d'évaluation qui est débattu. Voyons donc sur quel mode d'évaluation s'appuient les psychanalystes qui affirment que ça marche. C'est très simple: on sait que la psychanalyse ça marche, parce que les psychanalystes et les patients en observent les effets bénéfiques tous les jours. Vous n'avez pas une impression de déjà-vu? Ah, si, c'est aussi ce que disent les homéopathes, les acupuncteurs, les imposeurs de main, les karmathérapeuthes, les rebirthers, les mediums, les exorcistes, les sorciers vaudous… Je vous arrête tout de suite, il n'est pas question de déclarer la culpabilité par association, c'est trop facile, et nous sommes trop rigoureux pour cela. Simplement ce genre d'argument doit immédiatement éveiller en nous un minimum de scepticisme. Considérons donc plus sérieusement l'affirmation. Tout de même, ce genre d'affirmation doit nous rappeler une autre profession plus respectable: les médecins. Car la médecine n'a pas toujours été la médecine scientifique, fondée sur des preuves, que nous tenons pour acquise aujourd'hui. Rappelons-nous la saignée, cette pratique consistant à vider le patient d'une partie de son sang, utilisée depuis la Grèce antique pour traiter une très grande variété de maux. Bien évidemment, la saignée n'a jamais rien soigné: elle avait pour effet objectif de détériorer l'état des patients, parfois jusqu'à la mort. Pourtant, cette pratique, adoptée par la médecine occidentale, n'a été sérieusement remise en cause qu'au début du 19ème siècle (cf. l'articledeSimon Singh etEdzard Ernst). Imaginez: 2000 ans pour se débarrasser d'une pratique médicale dangereuse! Pendant tout ce temps, des médecins l'ont pratiquée, en ont observé les effets sur leurs patients, et sont restés convaincus qu'elle était bénéfique. Comment est-ce possible? Tous ces gens qui se prétendaient médecins étaient-ils donc idiots ou criminels? Certainement pas. Les connaissances dont ils disposaient étaient certes très incomplètes, mais il y avait parmi eux de fins cliniciens, observateurs et soucieux du bien-être de leurs patients. Et pourtant, ils ont été incapables de se rendre compte des effets désastreux de la saignée.
On pourrait croire que ce risque, patent pour les médecins d'antan pratiquant la saignée, n'est plus de mise aujourd'hui où les médecins reçoivent une solide formation scientifique. Mais la formation des cliniciens n'y change rien. Ne voit-on d'ailleurs pas encore nombre de médecins prescrivant des pilules homéopathiques, en observant les effets sur leurs patients, et se renforçant dans leur conviction que ces pilules ont le pouvoir d'améliorer leur état (envers et contre toutes les données scientifiques)? C'est donc un fait incontestable que lorsque des cliniciens, même bien formés , disent observer les effets bénéfiques d'un traitement sur leurs patients, ils ont toutes les chances de se leurrer. Ce fait est aujourd'hui largement reconnu et même démontré expérimentalement, et il est dû à des biais psychologiques qui sont par ailleurs bien connus (observations subjectives influencées par les attentes, estimation incorrecte des probabilités, biais de confirmation, mémoire sélective, non prise en compte de l'évolution spontanée, etc.). C'est précisément pour cette raison que l'on a mis au point des protocoles permettant d'évaluer objectivement l'effet des traitements en déjouant les multiples sources de leurres. C'est cette approche qui a pris le nom de médecine fondée sur des preuves, qui est aujourd'hui le standard incontournable de toute la médecine. Le point épistémologique plus général qu'illustre l'exemple de la saignée est qu'il ne suffit pas, pour prouver une hypothèse, de trouver des données qui semblent compatibles avec elle. Encore faut-il parvenir à montrer que des hypothèses alternatives n'expliquent pas aussi bien ou mieux les données en question. Autrement dit, il ne faut pas juste chercher des données qui sont compatibles avec l'hypothèse (on peut toujours en trouver), il faut imaginer d'autres hypothèses, expliciter les prédictions respectives des différentes hypothèses en concurrence, et chercher des données qui permettent de tester ces prédictions là où elles diffèrent, et par conséquent de départager les différentes hypothèses. C'est l'essence même de la démarche scientifique.
Dans le cas de l'hypothèse de l'efficacité d'un traitement, qui semble corroborée par les observations d'un clinicien, il est donc indispensable de considérer toutes les hypothèses alternatives suivantes:
Ne pas prendre en compte ces hypothèses alternatives, c'est prendre le risque de se tromper gravement. Toute recherche clinique qui produit des données compatibles avec l'hypothèse de l'efficacité d'un traitement, sans prendre le soin de tester ces hypothèses alternatives et de montrer qu'elles ne peuvent pas expliquer aussi bien les données, ne peut tout simplement rien prouver, elle est non conclusive. Cela n'implique pas qu'elle est inutile: les nouveaux traitements sont souvent découverts à partir des intuitions et des observations informelles des cliniciens. Mais ces dernières ne peuvent pas constituer une preuve. Elles doivent être suivies d'une recherche clinique plus rigoureuse pour pouvoir aboutir à un début de preuve. La conclusion de ce petit rappel historique et épistémologique, c'est que quand un clinicien déclare que ça marche parce qu'il le voit bien, il y a toutes les raisons d'en douter. Quel que soit le traitement, quelle que soit la pratique clinique, quels que soit la formation et le talent des cliniciens, leurs observations informelles ne sont pas des sources d'information dignes de confiance. Elles peuvent suggérer des pistes de recherche clinique à mener, mais en aucun cas elles ne peuvent avoir valeur de preuve. Les affirmations selon lesquelles "on voit bien" les effets bénéfiques de la psychanalyse sont donc totalement insuffisantes. Etant explicitées les hypothèses alternatives à prendre en considération, quelles caractéristiques doit donc réunir un mode d'évaluation fiable?
Cette liste de caractéristiques peut sembler très longue, très lourde et très coûteuse à mettre en œuvre. En même temps, chacune d'entre elles est justifiée soit par la nécessité de contrôler des biais dont la réalité est démontrée, soit par la nécessité de tester rigoureusement l'hypothèse considérée contre des hypothèses alternatives (dont il est également démontré qu'elles sont justes dans certains cas). C'est un fait, la recherche clinique est difficile, coûteuse à mettre en œuvre, et nécessite des compétences pointues à la fois au niveau clinique, au niveau scientifique, et au niveau statistique. On peut trouver malheureux que ce soit si compliqué d'obtenir la preuve de l'efficacité d'un traitement, mais c'est comme ça. Il n'y a pas de raccourci miraculeux que l'on pourrait emprunter de l'observation à la preuve. Dire le contraire, c'est être incompétent ou malhonnête. Notons qu'aucun des arguments ci-dessus ne dépend de la nature des troubles ou maladies en question, ni de la nature des traitements proposés. Ce sont des arguments de validité générale, qui valent donc a priori pour tous les troubles et maladies, et pour toutes les approches thérapeutiques. On ne voit donc pas pourquoi parmi toutes les approches thérapeutiques, la psychanalyse réclamerait une exemption de ces exigences. C'est pourtant ce que l'on entend régulièrement. Pour autant, il ne s'agit pas d'interdire toute discussion de ces critères méthodologiques. Ils peuvent être discutés et contestés. Dans un prochain article, nous répondrons aux critiques de ces arguments les plus souvent émises par les partisans de la psychanalyse. Franck Ramus
En complément, Nicolas Gauvrit discute de l'évaluation des psychothérapies (31 juillet 2010) sur le Balado de la Science et de la Raison (Scepticisme Scientifique) |